BOVET, La « Passacaille » de Frank Martin : de l’orgue à l’orchestre (et vice-versa) :: Philomusica on-line :: Rivista di musicologia dell'Università di Pavia

 

Contributo di Guy Bovet

 

La « Passacaille » de Frank Martin : de l’orgue à l’orchestre (et vice-versa)

 

 

Le 6 juillet 1964 (j’avais 22 ans), je jouai la Passacaille de Frank Martin sur le célèbre orgue Christian Muller de Saint-Bavon à Haarlem aux Pays-Bas (1738), en présence du compositeur, avec qui ce fut ma première rencontre. Nous nous sommes revus ensuite plusieurs fois à Genève ou en Hollande, soit à l’occasion d’exécutions de ses œuvres, soit pour des conversations sur la composition que je ne puis pas vraiment appeler des leçons, car Martin n’a jamais vraiment ‘corrigé’ des travaux que je lui aurais soumis. De ces entretiens, je me souviens de considérations sur un usage tonal de séries dodécaphoniques, et de nombreux conseils (parmi lesquels la phrase typique « arrêtez-vous tout de suite quand les choses vont trop bien et que vous avez l’impression d’être inspiré », phrase dans laquelle plusieurs de mes collègues et amis ont voulu déceler le soi-disant ‘calvinisme’ de Frank Martin. En réalité, il n’y avait rien de froid dans Martin le musicien, et j’ai toujours été impressionné par la passion qu’il montrait lorsqu’il chantait des passages de ses œuvres, par exemple justement de sa Passacaille.

L’exécution de la Passacaille à Haarlem posait plusieurs problèmes intéressants liés au style de l’instrument. La difficulté la plus immédiate était l’étendue des claviers, qui malgré la restauration ‘modernisante’ de Marcussen (1961), ne suffisait pas à l’écriture de Martin, qui monte jusqu’au Sol. Musicalement (et notamment au niveau de la sonorité), cette difficulté se transformait plutôt en un avantage, forçant l’interprète à jouer de nombreux passages une octave plus bas, et évitant ainsi un effet trop aigu des mixtures. En effet, j’ai constaté que Martin, comme la plupart des compositeurs non-organistes, pensait à l’orgue comme à un grand orchestre à clavier, et que pour lui, l’instrument idéal aurait été un orgue puissant n’ayant que des jeux de 8’ et de 16’.[1]

J’imagine qu’il a dû être très déçu en entendant la première exécution (par Kurt Wolfgang Senn, qui lui commanda l’œuvre, terminée en 1944) sur l’orgue du Münster de Berne, un instrument néo-classique assez faible et pâle à l’époque, placé de plus à un endroit acoustiquement peu favorable. Les souvenirs que je garde de K.W. Senn comme interprète (l’homme était charmant et généreux, ne cessant de faire des commandes à des compositeurs de l’époque) ne me laissent pas non plus supposer qu’il ait compensé les déficiences de l’instrument par une imagination et un tempérament débordants.

C’est sans doute par ce qu’il n’avait jamais entendu une exécution satisfaisante à l’orgue que Martin fit de cette Passacaille deux versions orchestrales, l’une en 1952 pour orchestre à cordes, l’autre pour grand orchestre, établie en 1962, deux ans avant notre rencontre.

Après le concert de Haarlem, Frank Martin m’invita dans un restaurant proche pour parler de l’œuvre. Anton Heiller[2] et Piet Kee[3] se joignirent à nous.[4]

C’est alors que nous nous rendîmes compte que Martin se référait constamment à la version pour grand orchestre lorsqu’il parlait de sonorité et de couleur (donc, pour nous les organistes, de registration). Il est vrai qu’il l’avait terminée récemment et qu’elle était donc très présente à son esprit.

La partition d’orchestre étant difficile à trouver[5] (la version pour cordes seules est par contre en vente chez Universal), il vaudra la peine de faire un plan de l’orchestration: on le trouvera à la fin de cet article.

L’analyse de cette orchestration montre qu’elle est moins linéaire que la version d’orgue (selon les nuances et les quelques indications de claviers qu’elle contient). Les indications de cette version sont somme toute assez organistiques : un premier crescendo jusqu’au forte relatif de la variation 5, réduit à la variation 6 par l’effet de changement de claviers, puis reprise pianissimo et crescendo continu depuis la variation 7 jusqu’à la variation 26, et enfin la coda douce des deux dernières variations. Il faut un orgue immense pour soutenir et nourrir un crescendo aussi long, raison pour laquelle la pratique recommande de faire un nouveau départ piano à la variation 17 (canon en si mineur), ce qui permet de renouveler l’intérêt.

La version d’orchestre est plus riche en nuances, et comporte notamment plusieurs decrescendi en cours de route. Par contre, les quelques soli de bois de l’orchestration sont assez faciles à imiter à l’orgue, et le compositeur lui-même les confie plusieurs fois à un clavier séparé de solo.

En ce qui concerne le style de l’orchestration, il est d’école plutôt allemande, avec de constantes doublures d’une même ligne par différentes familles d’instruments, et de constants mélanges des groupes instrumentaux, qui ne s’opposent presque jamais. Ceci suppose, surtout de la part des souffleurs, des instruments et des instrumentistes plus orchestraux que solistiques, ce qui est bien plus souvent le cas dans les orchestres germaniques que dans les orchestres latins.

On pourrait dire la même chose de l’orgue idéal pour jouer cette Passacaille : ses jeux d’anches et mixtures doivent se mélanger avec les fonds sans s’en détacher, et les jeux d’anches de solo doivent pouvoir se transformer en jeux d’accompagnement.

Ainsi, il sera probablement plus facile de jouer avec succès la Passacaille de Frank Martin sur un orgue de type romantique allemand que sur un instrument d’esthétique française.

Voici donc la description pas à pas de l’orchestration. Nous y avons ajouté des équivalences simples pour un orgue de trois claviers et quelques remarques provenant de la conversation de Haarlem.

 

 

ORCHESTRE

ORGUE

Thème

C.B. dolcissimo sostenuto

Péd 16’ 8’

Var. 1

Basse : idem

Mélodie : 3 flûtes à l’unisson

Accpt. : 2 clarinettes et cor de basset

idem

GO ou Pos Flûte(s) 8’

Réc Fonds b.f. (ou anche douce b.f.)

Var.2

idem

Partie sup. de l’accpt doublée aux alti

idem

Réc ouvrir un peu la boîte

Var. 3

Mélodie : Hautbois solo

Accpt. : C.B., celli, alti

Pos : jeu de solo

Var. 4

Basse : C.B. et celli div.

Chant : cor de basset + alti et celli div.

3 voix sup. : 3 fl dbl par viol II et alti div

idem

m.g. GO + Princ. 8’

m.d. Pos ou Réc

Var. 5

cordes dbl par tous les bois et c-basson

GO (ajouter Tirasse)

Var. 6

Mélodie : 2 trombones à l’unisson

Autres parties : viol II, alti et celli div

(sans C.B.)

GO

Pos ou Réc

ajuster Péd

Var. 7

Mélodie : hautbois d’amour

Pédale de mibémol : cor bouché

Autres parties : violons (2 solistes par voix avec sourdines)

Pos jeu de solo

m.g. Réc

Var. 8

Mélodie : hautbois solo

Autres parties : même disposition

év. changer de solo

Var. 9

Mélodie : viol II tutti avec sourdine

Harmonie : 2 bassons

Basse (enrichie d’une sorte de continuo): alti div, celli et C.B., le tout pizz

m.d. rester (malgré l’indication I de FM)

m.g. idem (év. + quelques jeux)

Péd idem

 

A noter (pour l’expressivité du passage) : le dessus, écrit en groupes de deux croches liées dans la version d’orgue, est noté en groupes d’une croche suivie d’une double croche et d’un quart de soupir ; les liaisons sont maintenues.

Var. 10

Accords (partie manuelle à l’orgue) : bois et cors, avec une brève intervention de trompette et de trombone

Basse : C.B., celli, basson, c-basson

Pos + Réc, ou ajouter quelques jeux

Var. 11

Thème : 4 cors unisson

Autres voix : cordes, entrée progressive des bois vers la fin de la variation

Pos + Réc : ajouter quelques jeux (ou éventuellement GO)

Var. 12

(doubles croches)

Cordes et bois

Fragments du thème au ténor : cors & bassons

idem

Var. 13

Parties supérieures : trompettes

Le reste : bois, cordes et timbales

m.d. Pos + Réc (év. ajouter quelques jx)

m.g. GO + anches (16’) 8’

Péd + anches idem

 

A noter : pas d’opposition sonore entre les accords graves/aigus (comme on le supposerait) ; la pâte reste homogène

A noter : jouer la m.g. en doublant à l’8ve grave partout où c’est possible

Var. 14

Choral : bois et cuivres doublés, sur les notes du thème, d’arpeggiandi de cordes

Basse : bois graves, celli, C.B.

GO (Fonds et anches 16’ 8’ (4’)

Var. 15

(en decrescendo, contrairement à l’orgue)

Mélodie : viol I et cor

Autres voix : bois dbl par cordes pizz

Basse : celli et C.B. pizz

A noter : le decrescendo n’est pas d’un bon effet à l’orgue et F.M. ne l’indique pas

Var. 16

Ténor : cor de basset

Autres parties : cordes arco

A noter : il est habile de reprendre plus doucement à l’orgue ici :

1 clavier d’accompagnement (fonds)

1 clavier de solo (fonds ou anche solo)

1 clavier préparé pour la var. 17

Var. 17

(triples croches)

bois avec un léger soutien de cordes en valeurs plus longues

en principe GO (fonds)

Il peut être joli de jouer cette variation sur un mélange creux, préparé à la variation 16 sur le clavier restant

 

A noter : Le Fadièse terminant l’ultime gamme est curieusement noté une 8ve plus bas dans la version d’orgue, sans raison apparente puisque le clavier prévu par FM monte au Sol et que plusieurs autres Fadièse aigus apparaissent au cours de l’œuvre. Dans les versions d’orchestre, cette gamme aboutit logiquement au Fadièse aigu. Il est donc recommandé de le jouer aigu également à l’orgue.

Var. 18

(canon)

Cordes

m.d. Réc (fonds)

m.g. Pos + Réc (fonds)

Il peut être intéressant d’introduire ici la couleur de Tierce aux trois claviers

Var. 19

Cordes ; partie supérieure dbl à l’8ve gr ;

1 partie de cor dans la texture.

Vers la fin : + flûte doublant le dessus ;

puis + basson doublant les alti et celli div

Basse : celli div et C.B.

m.d. rejoint la m.g. au Pos

A noter : à la m.d. jouer tout ce qui est possible en doublant à l’8ve grave.

F.M. chantait cette partie avec beaucoup de passion !

Var. 20

Cordes et bois mélangés de façon homogène

m.g. GO (+ Pos et Réc)

Var. 21

idem

m.d. rejoint la m.g. au GO

Var. 22

Dessus : viol I

Choral : cuivres et 2 flûtes

Basse : C.B. et (contre-)bassons

m.d. reste au GO

m.g. Pos + Réc ; + anches Réc

Var. 23

même disposition

ajouter quelques jeux

Var. 24

idem ; les Hautb se joignent au choral

ajouter quelques jeux

Var. 25

Les 3 familles d’instruments présentes autant dans les parties mélodiques que dans le choral : texture homogène

ajouter quelques jeux

Var. 26

Tutti avec tuba et timbales

Tutti

Var. 27

Thème : cor de basset et alti

Autres voix : cordes et hautbois/C.A.

piano subito :

m.g. GO ou Pos ; m.d. Réc (Céleste ?)

Var. 28

Basse : celli et C.B.

2 parties en canon : cor et basson

contre flûtes et clarinettes

Tenues hautes : violons

Entrée progressive et discrète de tout l’orchestre en decresc. de p à ppp

les 2 mains au GO (+ Pos et Réc)

p(p) « dolce ma pieno »

év. avec 16’ doux

cresc. avec les boîtes (ce cresc. a été biffé par FM sur ma partition, mais nous étions à Haarlem !) Adjonction de FM à la fin de la variation : + 32’

 

 

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[Bio] Guy Bovet, organista della Chiesa Collegiata di Neuchâtel, è Professore alla Musikhochschule di Basilea. Concertista, studioso e ricercatore ha pubblicato in riviste musicali più di 2000 articoli vari su argomenti relativi all’organo e nel 2007 una nuova edizione della Facultad organica (1626) di Francisco Correa de Arauxo presso Ut Orpheus di Bologna. È redattore principale del periodico organistico svizzero «La Tribune de l’Orgue».

Guy Bovet is Professor at the Musikhochschule in Basel and organist of the Collegiate Church of Neuchâtel. As scholar and researcher he has published over 2000 various articles in music journals on matters related to the organ. His new edition of Francisco Correa de Arauxo’s Facultad organica (1626) has been published in 2007 by Ut Orpheus in Bologna. He is chief editor of the Swiss organ periodical «La Tribune de l’Orgue».

[1] Frank Martin n’a d’ailleurs jamais été un connaisseur de l’orgue, et il s’est sagement abstenu de mettre des registrations dans la Passacaille ou dans la Sonata da chiesa, ses deux principales œuvres pour et avec orgue. Il avait par contre été plus spécifique dans la Cantate pour le temps de Noël (1929-1930), mais les registrations indiquées sont en grande partie inutilisables, au moins si l’on veut les prendre à la lettre.

[2] Professeur à Vienne, concertiste et pédagogue célèbre (1923-1979), présent à Haarlem comme membre du jury du concours d’improvisation et comme professeur à l’Académie d’été.

[3] Organiste municipal de Saint-Bavon à Haarlem.

[4] Malgré une lettre de Martin m’annonçant sa présence au concert avec son épouse, je n’ai pas souvenir que Mme Maria Martin ait assisté à cette discussion. Le détail a son importance, car plusieurs années plus tard, pour des raisons qui m’échappent, Mme Martin contesta que cette réunion ait eu lieu, ainsi que les conclusions qui en ressortirent, ce qui m’obligea à en apporter la preuve en demandant à MM. Heiller et Kee de confirmer les faits, et en publiant les annotations autographes faites dans ma partition par Frank Martin lui-même.

[5] Je remercie vivement Mme Gisela Sandor, de la maison Atlantis (représentant l’éditeur Universal de Vienne), de son aide précieuse pour en obtenir un exemplaire en prêt.

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